J’ai d’abord cherché EAU dans mon Dictionnaire des symboles: il y en a pour huit pages bien tassées. Dans toutes les religions, dans toutes les civilisations, dans tous les mythes, l’eau est source de vie, moyen de purification ou de régénérescence, promesse de développement. Elle représente l’infini des possibles. Elle est un symbole universel de fécondité et de fertilité; symbole de pureté, de sagesse, de grâce et de vertu. Elle est l’origine et le véhicule de toute vie, souffle vital: la sève est de l’eau. Avant de naître, on baigne dans l’eau amniotique. Si on veut changer de vie, on dit qu’on veut "retourner aux sources". Quand on retourne aux études ou qu’on entreprend une nouvelle formation, on dit qu’on va se "ressourcer".
Où est l’eau? Comme le dieu du petit catéchisme gris de notre enfance, l’eau est partout, même dans les déserts, sous forme d’oasis, dans nos yeux, sous forme de larmes, sur nos corps, sous forme de sueur. L’eau est libre et sans attaches. Elle se laisse couler en suivant la pente du terrain ou en suivant le courant. L’eau s’abandonne. La force de l’eau est une force Yin, dite féminine. (C’est peut-être pour ça qu’on veut tant l’asservir...!) Elle a aussi ses côtés sombres. La force de l’eau, on l’a vue au Saguenay, à l’été 1997, on l’a vue à Winnipeg, dans le Midwest des États-Unis, en Chine. Elle s’insinue partout, elle va dans tous les sens. Lors d’un incendie, c’est souvent l’eau qui détruit tout, davantage que le feu.
Dans bien des pays, l’eau est une bénédiction. Dans bien des religions, le coeur des sages est une maison où loge l’eau. On compare le coeur d’un sage à un puits, à une source. Et la parole du sage à la puissance d’un torrent. L’eau est aussi le symbole de la vie spirituelle: eaux du baptême, eaux de Pâques. À moins que les humains l’aient salie, l’eau est une matière parfaite, pure, féconde, totalement transparente. Le philosophe chinois Wen Tsu dit que la nature de l’eau la porte à la pureté; elle possède une vertu purificatrice et pour cette raison, est considérée comme sacrée.
Le Veda dit:
"O riches eaux
Vous qui régnez sur l’opulence
et qui entretenez le pouvoir propice et l’immortalité
Vous êtes les souveraines de la richesse
qui s’accompagne d’une bonne prospérité."
Dans bien des mythes, il faut traverser un cours d’eau pour se purifier ou accéder à la connaissance. L’eau fait partie de tous les rites initiatiques. Tout lieu de pèlerinage a son point d’eau, sa source sacrée ou sa fontaine, telle l’eau de Ste-Anne à Ste-Anne-de-Beaupré. L’eau guérit.
Eaux de pluie, eaux de mer, eaux tranquilles des lacs, eaux tumultueuses des rivières du nord. Les eaux calmes symbolisent la paix et l’ordre. L’eau est aussi la substance de la glace. L’eau est solidaire de la lune pour ses marées, deux fois par jour. L’eau c’est la vie, l’origine du monde. La notion d’eaux primordiales, d’océan des origines, est quasi universelle. L’eau, c’est le sang, c’est la sueur, c’est l’humidité. Elle correspond à l’inconscient: l’eau est la parole des songes, celle dont les humains ne sont pas maîtres. Elle est le symbole des énergies inconscientes, des puissances informes de l’âme, des motivations secrètes et inconnues. L’eau éteint le feu jusqu’à le faire disparaître, et le feu fait bouillir l’eau jusqu’à l’évaporer, la faire disparaître en entier. L’eau est féminine, sensuelle et maternelle. Tout passe par l’eau. Même l’alcool a été surnommée "eau de vie" par les Blancs et "eau de feu" par les Amérindiens. L’eau est Mère et matrice, source de toutes choses.
On peut avoir soif de vérité, soif d’amour, soif de rêves, soif de connaissances, toutes soifs vitales pour une destinée humaine. Mais la soif principale avec laquelle nous naissons et sans laquelle nous ne pourrions pas vivre, c’est la soif de l’eau, cette chose évidente, toute simple, qu’on prend pour acquise, là où nous habitons, parce que nous avons la chance de posséder l’une des plus grandes réserves d’eau douce au monde. Parce que l’eau tombe du ciel, parce qu’elle sort de la terre en source jaillissante, parce qu’elle coule et s’infiltre partout, portée par son courant, parce qu’elle s’étale sur notre terre en grandes surfaces, on la prend pour acquise.
On prête à certaines eaux des pouvoirs, des vertus guérissantes. Il y a des eaux miraculeuses, dit-on, des eaux de Pâques, des eaux qui réparent les énergies brisées. Il fut même un temps récent où l’on croyait que l’eau lavait tout. On pouvait y jeter tout ce qu’on voulait, tant qu’on voulait, simples citoyens ou multinationales: vidanges, mercure, BPC, purin de porc et autres coliformes. Jusqu’au moment où il a bien fallu se rendre compte qu’il fallait, de toute urgence, laver l’eau elle-même. Pourtant, certains écologistes qu’on prenait - et qu’on prend encore - pour de doux illuminés avaient sonné l'alerte depuis longtemps. Mais il a fallu que l’eau se mette à attaquer les êtres humains jusque dans leurs corps pour qu’ils perdent cette surprenante naïveté qu'ont même les hommes les plus savants, les plus informés, les plus évolués - croyons-nous - de toute l’histoire de l’humanité. L’eau ne pouvait plus se défendre seule contre nous, les barbares. L’eau est vivante. Dorénavant, elle avait besoin de nous, de ces mêmes barbares qui l’avaient salie, elle avait besoin que nous fassions de la conscience un nouveau mode de vie. L’eau avait besoin de nous pour rester vivante, comme nous avions besoin d’elle pour vivre. L’eau avait besoin de nous pour se laver, pour se nourrir, pour se maintenir en vie. Mais elle, nous ne pouvions pas la brancher pour la prolonger. Nous avions déjà réussi à acidifier les pluies jusqu’à tuer des lacs entiers. Mais le plus beau de l’affaire, c’était que rien n’y paraissait. Donc on pouvait continuer. On dit qu’il n’y a pas de lac plus beau, plus clair et plus transparent qu’un lac mort, où toute vie a été tuée.
Nous aurions dû pourtant savoir depuis longtemps que la vie est un équilibre, un échange de bons procédés, d’alliances et de subtiles compromis avec les autres règnes vivants, animal ou végétal, et avec les quatre éléments: l’air, l’eau, le feu et la terre. Et comme nous sommes supposés avoir ce que les autres n’ont pas, c’est-à-dire un cerveau, nous portons en plus la responsabilité du bien-être de tous les règnes avec lesquels nous partageons cette terre. Mais nous ne savons pas bien ce genre de choses. Nous savons tout le reste et même beaucoup plus, mais nous ne savons pas vivre. Nous savons accélérer des particules, fissionner l’atome, guérir des maladies, reproduire le vivant, communiquer dans l’instant d’un bout à l’autre de la planète, mais nous ne savons pas vivre.
Il fut un temps récent, aussi, où des Seigneurs aux pratiques féodales, qui avaient la conscience placée ailleurs que dans la vie, au fond de leurs poches, se mirent à reluquer l’eau comme une courtisane dont on pouvait acheter les faveurs. Ils se mirent à pomper l’eau invisible (pas-vu-pas-pris!), l’eau de nos nappes phréatiques, celle qui dort ou circule sous nos pieds, selon qu’elle est libre ou captive. Ils n’avaient et n’ont encore qu’à posséder un terrain pour y pomper. Selon la loi, qui est de leur côté, l’eau souterraine leur appartient s’ils sont propriétaires de la terre au-dessus, peu importe si la nappe phréatique s’étend sur 10 kilomètres à la ronde. Ils enfermèrent donc cette eau dans des bouteilles. Ils allèrent jusqu’à la coter en bourse, alors même que deux milliards 400 millions d’êtres humains étaient privés d’eau au même moment. On se mit à traiter l’eau non pas pour ce qu’elle est, une substance vitale, mais comme une vulgaire marchandise dont on pouvait faire le commerce.
Tout cela se passe à notre époque, dans le dernier quart du XXe siècle.
À cette même époque, l’astrophysicien Hubert Reeves, objecteur de conscience et provocateur de conscience, annonce à la radio, le 15 mars 1999, que le XXIe siècle devra être vert si nous voulons nous rendre, comme espèce, jusqu’au XXIIe siècle. Hubert Reeves, le grand scientifique à la rigueur impeccable, soutient publiquement qu’il nous reste à peine quelques décennies avant que les dommages que nous avons infligés à la terre ne deviennent irréversibles.
Nous sommes les agresseurs de la Terre, nous fabriquons ses plaies.
Le Québec est un pays d’eau. Il s’est construit le long des grands cours d’eau, il y est toujours. Sur la carte, le Québec est un pays vide d’humains, habité seulement le long des grands cours d’eau, à l’intérieur d’une bande au Sud avec quelques incursions au nord, et le pays des Inuits au Nord du Nord. On dit qu’il y a un million de cours d’eau sur cette terre du Québec, dont 700,000 lacs. Il y en a tant que sur ce nombre, il n’y en a que 30,000 qui portent un nom. Les autres lacs ont des domiciles fixes, mais pas d’identité. Il y a tellement d’eau au Québec qu’on se demande comment on y parvient à naître sur la terre ferme!
L'eau constitue notre coeur et nos artères. On ne vend pas son coeur et ses artères. Jadis, les cours d'eau étaient nos seules routes, le seul lien entre nous. Ils nous ont permis d'explorer le pays et le continent. Le Québec s'est bâti autour des cours d'eau, comme les villages se sont construits autour des églises. Encore aujourd'hui, si vous suivez le St-Laurent, vous suivez l'histoire des gens de ce pays. L'eau est notre histoire. Elle n'est pas un bien de consommation à vendre, elle est notre patrimoine commun. Nous en sommes tous propriétaires, à parts égales. Nous sommes prêts à la partager avec ceux qui n’en ont pas, à investir pour la nettoyer quand il est nécessaire de le faire à cause de nos désinvoltures passées, à investir aussi pour rajeunir les canaux artificiels qui la portent jusqu'à nos foyers. Nous l'avons prouvé. Depuis le début des années 80, nous avons investi plus de 8 milliards de dollars dans l'assainissement de nos eaux. Mais l’eau, c’est d’abord et avant tout le sang qui coule dans nos veines.
Vouloir toucher à l'eau, au Québec, c’est comme vouloir toucher à la langue française, comme si l’eau était notre langue maternelle. Les Québécois ont des réactions viscérales quand on veut toucher à la langue ou à l’eau. L’émotion monte comme un raz-de-marée, d’un seul coup, des pieds à la tête. Allons-nous encore dire que ce sont des réactions irrationnelles? Comme la langue, l'eau est beaucoup plus qu'un simple outil pour les Québécois: c'est un symbole fondamental, qui fait partie non seulement de notre patrimoine mais de notre inconscient collectif. L'eau nourrit les corps, les imaginaires, la littérature, le cinéma, les chansons. S'y attaquer, c'est blesser ce que nous avons de plus précieux, c'est voler notre identité. L'eau est le symbole d'une lutte beaucoup plus vaste que l’eau elle-même, qui fera reculer, je crois, ceux qui veulent vendre ou acheter le Québec à la carte, non pas pour le bien-être collectif, mais pour aller grossir leurs avoirs au soleil des paradis fiscaux.
Les Québécois ont été traités avec mépris de "porteurs d'eau" pendant des siècles. Le mépris n'est pas mort. Certains voudraient que nous restions des porteurs d'eau. Mais aujourd'hui, il faudrait songer à revendiquer ce titre de "porteurs d’eau". Ce qui a été une insulte doit devenir notre identité fondamentale, notre mission, celle d’être des protecteurs et non des gaspilleurs de l’eau. Car ce n'est plus nous qui portons l'eau, c'est l'eau qui nous porte, cette eau qui se raréfie, qui devient objet de convoitise et enjeu de plus d’une cinquantaine de batailles, voire de guerres de l’eau, en cours sur cette planète. L’eau est devenue l’or bleu du XXIe siècle. Moins il y aura d’eau, plus il y aura de déserts. On parle déjà de raréfaction de l’eau, de pénurie. On parle de désertification de la terre. Le désert est déjà bien présent, bien installé dans la vie psychique des êtres humains et des civilisations. Nous volera-t-il aussi la terre?
Pour les Québécois et les Québécoises, l'eau est non seulement source de vie, mais instrument de puissance. Dans les années 60, le Québec moderne a été fondé sur la nationalisation de l'électricité, pour notre plus grande fierté. Allons-nous aujourd'hui revenir en arrière? Le gouvernement pense-t-il sérieusement à donner ce cadeau à des compagnies et à des actionnaires dont la seule inquiétude réelle est l'énormité de leurs profits et la taille des dividendes remis à leurs bienheureux actionnaires?
Nous sommes prêts à faire ce qu'il faut pour prendre soin de l’eau, à ne pas la gaspiller comme des héritiers irresponsables. Nous sommes riches d'eau et cette richesse qui coule autour de nous, en rivières tumultueuses, en simples ruisseaux, en sources, en chutes, en fleuve majestueux ou dans le bel étalement tranquille des lacs, elle vibre avec nos corps qui sont faits eux aussi de 80% d'eau. Nous sommes cette eau dont nous avons besoin pour vivre et pour prospérer. Nos corps ne sont pas à vendre. Nos âmes non plus. Le Québec est l'Arabie Saoudite, l’Eldorado de l'eau. Nous ne laisserons pas quelques "cheiks" s'emparer de notre richesse collective à leur seul profit et faire de l'argent comme de l'eau.
Une enquête de 1976, réalisée pour le Centre de recherches sur l’information et la communication (le CRIC), et destinée à préparer une campagne pour l’épuration et la régénération de l’eau, a révélé la persistance de la symbolique de l’eau chez les habitants des villes et des campagnes. L’eau sale fait horreur, comme puanteur, souillure, maladie, mort. Les gens disent: "la pollution, c’est le cancer de l’eau ". Tous perçoivent l’eau comme l’élément vital primordial: "fontaine de vie... pas d’eau, pas de vie... aussi nécessaire que le soleil... résumé de la vie... " Les femmes au-dessus de 25 ans, et surtout les mères, sentent une relation particulière entre les femmes et l’eau. L’auteur de l’enquête conclut: "une fois de plus, nous constatons que des symboles fondamentaux... persistent dans le coeur et l’imaginaire humains, dans la mentalité collective. Une civilisation technicienne et industrielle, par les manques et les pollutions qu’elle suscite, peut aviver le besoin, l’angoisse et l’appétit des signes qui parlent."
Nous avons déjà fait la gaffe de tout transformer en industrie, même les arts: industrie de la chanson, industrie du disque, industrie du cinéma, industrie de la télévision, industrie de la spéculation sur la peinture et aujourd’hui, industrie du savoir. Toutes choses dont nous avons tué l’essence et le sens. (Il n’y a à peu près que la danse qui ait échappé à ce vocable: elle n’est pas assez rentable!) Ne laissons jamais l’eau devenir une vulgaire industrie. Si la Coalition Eau Secours intervient depuis déjà deux ans avec une telle passion et une telle rigueur dans le dossier de l’eau, c'est que nous ne voulons pas attendre que la maladie devienne incurable. Les symptômes sont suffisamment alarmants en ce moment - dans la région de Mirabel et ailleurs - pour justifier une intervention costaude des citoyens. Et cette intervention se résume en cinq mots: TOUCHE PAS À MON EAU. À l'eau la privatisation ou l’appropriation de l’eau par des intérêts égoïstes! Et comme aurait dit ma mère: SINON, ILS VONT FRAPPER LEUR WATER-L'EAU! Dans les deux langues à part ça!
En dernier lieu, sachez que le pays des écrivains et des écologistes n’est pas moins réel que celui des financiers. Entre ces deux mondes, celui qui déifie l’argent et que la mort ou l’extrême pauvreté des autres indiffèrent, et celui qui défend la vie avec la seule force de ses rêves, incarnés dans la terre et non pas transcendants, comme on voudrait bien le faire croire, c’est une bataille à finir. L’eau est un symbole qui dépasse largement l’objet de son combat actuel. Nous n’abandonnerons pas l’eau entre des mains sales. Et avec le Veda des Hindous, nous faisons cette prière:
Vous, les Eaux qui réconfortez,
apportez la force,
la grandeur, la joie, la vision.
Souveraines des merveilles,
régentes des peuples...
Vous les Eaux, donnez sa plénitude au remède
afin qu’il soit une cuirasse pour mon corps
et qu’ainsi je voie longtemps le soleil.